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Photo du rédacteurAndrée Gine

LE CANCAN, UNE DANSE SUBVERSIVE ?

Lutte contre la monarchie, socialisme, anarchisme, féminisme… Le cancan naît dans un contexte de fortes mobilisations sociales et intellectuelles !



« Des effets de jambes incendiaires, à en faire voir trente-six chandelles à la Morale »

Alfred Delvau à propos de Rigolboche


ORIGINES

Quand la Restauration s’impose en France, les bals, jusqu’ici privilèges des rois, deviennent publics. Des guinguettes ouvrent leurs portes dans et autour de Paris, permettant à tous de pouvoir aller danser et se libérer. A l'époque, la plupart des arrondissements extérieurs actuels de Paris ne sont que des faubourgs extérieurs à la capitale, qui les annexera pour la plupart en 1860.  Le quadrille s’impose comme LA danse de l’époque, très codifiée et se pratiquant collectivement.  Parenthèse salvatrice dans les vies de l’époque, le bal populaire se déploie et la chahut (aussi appelée « cavalier seul ») prend racine dans ces quadrilles. Les hommes ont une minute pour sortir de cette danse très encadrée, improviser. Improviser des pas désordonnés, des cris, des hurlements, où chacun peut exprimer son unicité, avec gouaille, humour voire canaillerie. De là à parler de transe, il n’y aurait qu’un pas…

Lorsque des femmes s’emparent de ce moment réservé aux hommes, la justice est saisie. Beaucoup de femmes sont internées à la Pitié Salpêtrière pour hystérie. Nous sommes en 1831, et c’est autant l’ordre social que les corps qui sont chahutés. Un dictionnaire de l’époque définit la chahut comme le « nom d’une danse, ou plutôt d’une manière de danser, extrêmement indécente. La chahut s’est introduit en France dans quelques endroits mal famés, bien que la police l’interdise dans tous les lieux publics. » (Le Complément du dictionnaire de l’Académie Française).

Le mot « cancan » se répand, alternatif au terme de chahut. Sa définition n’en est pas plus châtiée : «  sorte de danse inconvenante des bals publics, avec des sauts exagérés et des gestes impudents, moqueurs et de mauvais goût. »

La libération des corps, de l’esprit et la volonté des femmes de danser sans cavalier serait une menace pour la société.

Le cancan est subversif, refuse les codes chorégraphiques, provoque les systèmes hiérarchiques. Vers les années 1870, le cancan tend à se codifier, avec l’invention de pas qui seront repris par de nombreuses danseuses, jusqu’à ce qu’on en apprenne aujourd’hui les fondamentaux.

A mesure que les danseuses de cancan découvrent leurs corps, on appellera le cancan successivement quadrille naturaliste, puis quadrille féministe en 1900.


CANCAN ET FÉMINISME

Dans le cancan, tout est féministe. Mais nous pouvons dédier cette section à quelques femmes qui ont pris les armes contre le patriarcat grâce à leurs danses.

En dépit de toutes les violences subies mais tues par les femmes, l’Église s’inquiète de perdre du terrain : le divorce est autorisé par la loi de 1884, les femmes commencent à travailler. Des ouvrières fréquentent ces bals publics et commencent à affirmer leur droit à ne pas être destinées à la seule maternité, au silence et à la discrétion de rigueur.

Céleste Mogador, danseuse et écrivaine, lance le quadrille ou cancan excentrique dans les années 1840. Si ces improvisations exécutées par des femmes (et interdites) existaient déjà, c’est Céleste Mogador, demi-mondaine, qui est la première à être officiellement associée au cancan. Elle se sert de ses improvisations « cancanesques » pour dénoncer les inégalités femme-homme, comme elle le fait dans l’ensemble de son œuvre littéraire également. A cette époque donc, les femmes dansent seules, ou entre elles, mais marquent leur indépendance vis-à-vis des hommes.

Juste après elle, la danseuse Rigolboche, dans les années 1860 prend le relais et invente de nouveaux pas, comme la guitare. Aussi qualifiée de Fanny Essler canaille, du nom d’une grande danseuse de ballet de l’époque, Rigolboche enflamme le Bal Mabille. On retient son élégance, sa souplesse et sa gouaille. Dans le pa de la guitare, elle relève ses jupons et une jambe, pour mimer la masturbation.

A mesure que l’on s’approche des années 1870, les jupons se relèvent. Les femmes se rebellent contre leur situation, bousculent les tabous qui les entourent et donnent à voir ce que les autres se refusent à regarder. La Goulue sera célèbre pour son coup-de-cul et Jane Avril, avec ses fameuses longues jambes, fera relever les jupons encore plus haut que les chevilles.

A lépoque, les danseuses de cabaret se divisent en deux catégories. Les agents lyriques, de jeunes femmes enrôlées dans le trafic des planches, victimes de proxénétisme à grande échelle dans les cabarets. Mais aussi certaines grandes figures comme La Goulue, demi-mondaine assumée qui profitera de son statut de reine du Moulin Rouge pour être la maîtresse de sa propre vie (elle portera symbolique un collier en cuir rappelant celui que portent les chiens). Mariée jeune et mère, elle choisit cette vie et cette indépendance.

Jane Avril est également considérée comme une insoumise, internée jeune dans le service du professeur Charcot à la Pitié-Salpêtrière pour hystérie, elle réussit à en sortir et à échapper au joug de sa mère violente pour construire la vie d'artiste et de muse qu'on lui connaît.


LE CANCAN, L'ARMÉE ET L'ÉGLISE

Une part importante des pas du cancan actuel tient ses sources de la période qui entoure La Commune de Paris. Si la France est révolutionnaire, La Commune de Paris reste un symbole du soulèvement du peuple contre l’oppression de l’armée et du clergé. Les héritages de La Commune se sentent encore dans le Montmartre d’aujourd’hui, et surtout, se retrouvent dans les pas du cancan.

La Commune aura été un événement traumatique, qui reste pourtant la première expérience découlant de la première internationale socialiste. Pour la première fois, tout le peuple parisien se mélange, toutes les classes sociales, les genres (la parité est respectée dans les comités) et c'est une expérience sociale et politique unique en son genre, respectant au plus près les idéaux démocratiques. La solidarité du peuple contre la violence systémique crée le cancan.

Proche de la pantomime, le cancan mime, grossit, fait des pieds de nez à ses détracteurs. Ainsi, nous retrouvons des pas comme la guitare évoqué plus haut, mais surtout, des noms évoquant la guerre. Pas de charge, saluts militaires, ports d’arme, galops, coups de cul et autres mitraillettes accompagnent les fameux battements du cancan. Les cris sont une composante essentielle du cancan, symbole sonore de l’insurrection, annonce de la tempête qui arrive !

Mais l’armée n’est pas la seule tournée en dérision, en ce qu'elle est l'institution qui représente l'oppression de la femme, l’église en prend pour son grade avec les pas comme les cathédrales, les pas du croyant ou encore les cloches.

Le nom de ces pas est fort dans la symbolique que ces femmes accordent à leur danse. Cet esprit provocateur est leur marque de fabrique. Elles n’ont pas peur de monter au créneau face aux hommes, l’ordre, le pouvoir, les bonnes mœurs et de se mesurer à eux, à leur manière.


CANCAN ET MODE

Le cancan influence la mode. Si la crinoline est de rigueur dans les années 1850, il est pour ainsi dire impossible de danser le cancan avec des robes aussi imposantes et figées. Tout ceci se fait en parallèle d’un mouvement de femmes qui commencent alors à lutter pour alléger leurs tenues et les carcans vestimentaires qui torturent les corps.  Jane Avril, danseuse mythique du cancan toujours coiffée de son chapeau, refusera de porter un corset.

Autour des nouvelles robes apparaît l’art du juponnage, qui est une des bases du cancan. Si au début, on relève ses jupons pour découvrir ses chevilles (haute impudeur à l'époque !), Jane Avril qui fait sa réputation avec ses longues jambes contribue à relever les jupons pour laisser entrevoir jusqu'au-dessus des genoux !

Les jambes se délient, se montrent ; la souplesse et le grand écart sont de rigueur. La culotte fendue adoptée par les danseuses dès les années 1880 est là pour choquer les spectateurs.

Avec le temps, les culottes se refermeront, mais surtout quitteront la forme de pantalons pour des modèles plus courts, plus échancrés, qui laissent voir davantage de cuisses voire de fesses… !

La jarretière était faite pour maintenir les bas à l’époque où le Dim’Up et le porte-jarretelles n’existaient pas. Pendant le Moyen-Âge, se développe la tradition faite pour monter la dot de la mariée (donc sa valeur), à travers une sorte de vente aux enchères. Les hommes enchérissaient pour obtenir la jarretière, et à mesure des enchères, la mariée devait lever sa jupe et découvrir sa jambe. Cette tradition existe toujours aujourd’hui sous le nom de “jeu de la jarretière”, très controversé puisque certains considèrent comme dégradant de mettre un prix sur une femme.

Les danseuses de cancan portaient ces jarretières pour se moquer du mariage, de cette tradition et de l’existence de la dot. Rappelons qu’elles découvraient d’elles-mêmes leurs jambes, sans être payées par des hommes… ! Comme La Goulue qui se voulait être sa propre maîtresse, on peut y voir là le marqueur d’une émancipation assumée.



LIEUX ET ARTISTES EMBLÉMATIQUES

Le cancan se dansait dans les bals publics, au Bal Mabille, à la Closerie des Lilas, au Bal Bullier, au Moulin Rouge, au Moulin de la Galette, à l’Élysée-Montmartre. Des faubourgs à Montmartre ou encore Montparnasse, les danseuses parisiennes se déchaînent.

Après la Reine Pomaré, Céleste Mogador et Brididi, débarquent Rigolboche puis La Goulue, Nini Patte-en-l’air, Grille d’Égoût, Demi-Siphon, la Gueule Plate, la Sardine, Clair de Lune, Zizi, Poil aux Pattes, la Vorace, la Torpille, Tête de Mort, la Môme Caca… La provoc’, jusque dans le nom.

Le cancan inspire de nombreux artistes, peintres de l’époque tels que Toulouse-Lautrec, musiciens comme Offenbach, Strauss qui écrivent sur la « Gaieté parisienne », des chansonniers comme Aristide Bruant ; mais aussi des cinéastes fascinés par cet univers encore des années après (Jean Renoir, Walter Lang). Baudelaire consacre même des vers à Jane Avril.

Le cancan, désormais appelé « french cancan », fait la réputation de Paris à l’international, et se danse encore tous les soirs au Moulin Rouge ou au Paradis Latin. Des troupes amateurs et professionnelles continuent de se former dans le monde entier…

Le cancan est même dansé sur les scènes les plus prestigieuses du monde dans des ballets et opéras comme La Gaieté Parisienne.

Longue vie à la révolution !



RÉFÉRENCES

L’incroyable histoire du Cancan. Rebelles et insolentes, les Parisiennes mènent la danse, Nadège Maruta, Parigramme / Compagnie Parisienne du Livre, 2014, 134 pages.

La Goulue, Reine du Moulin Rouge, Maryline Martin,  Les Editions du Rocher, Paris, 2019, 216 pages.

Mémoires de Céleste Mogador, Comtesse de Chabrillan, Paris, Librairie Nouvelle, 1858.

Moi, La Goulue de Toulouse-Lautrec : les mémoires de mon aïeule, Michel Souvais, Paris, Publibook, 2008.

Les Mémoires du bal Mabille, Paul Mahalin, Paris, 1864.

Mémoires de Rigolboche, Paris, E. Dentu, 1860.

Mémoires de Finette, Paris, E. Pache, 1867.

Les Bals publics, Gustave Coquiot, Paris, Noizette, 1896.

Paris, voici Paris !, Gustave Coquiot, Paris, Ollendorff, 1913.

French cancan, film de Jean Renoir, 1955, 1h42. Avec J. Gabin, Françoise Arnoul et María Félix.

Moulin Rouge !, film de Baz Luhrmann, 2001, 2h06. Avec N. Kidman, E. McGregor.

Can-can, film de Walter Lang, 1960, 2h. Avec S. MacLaine, F. Sinatra et M. Chevalier.

Le sexe des femmes et les danseuses de cancan, toute une histoire !, émission France-Inter « Les Femmes, toute une histoire », 16/11/2014, 54min. Avec Diane Ducret et Nadège Maruta.

Les cancans du Moulin Rouge, série documentaire France 2, 5 épisodes, 2011.

Au cœur du Moulin Rouge, le cancan, documentaire Arte, 2015

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